Postmodernité à la brésilienne

Lors d’un de mes derniers séjours en France, je me suis amusé – comme n’importe quel voyageur changeant de continent – à faire l’inventaire, par curiosité, des chaînes de télévision qui m’étaient proposées dans ma chambre d’hôtel. J’ai passé ainsi un moment à naviguer entre une vingtaine de télévisions arabes, qui m’ont frappé par leur […]

Lors d’un de mes derniers séjours en France, je me suis amusé – comme n’importe quel voyageur changeant de continent – à faire l’inventaire, par curiosité, des chaînes de télévision qui m’étaient proposées dans ma chambre d’hôtel. J’ai passé ainsi un moment à naviguer entre une vingtaine de télévisions arabes, qui m’ont frappé par leur diversité musicale : on pouvait voir des programmes de musique traditionnelle très «pure», de la musique folklorique mélangée à ces ingrédients cosmopolites que nous trouvons maintenant partout, de la musique urbaine légère avec chanteuses charmantes et grands orchestres, du rock, du rap, de la musique électronique… Une manifestation de ce qu’on pourrait appeler la «glocalisation» – l’agrégation du global et du local dans le langage musical, les moyens de production, les publics.

C’est, au fond, la même chose en France, la même chose au Brésil, et à peu près partout dans le monde : une musique universelle, tendant vers l’uniformisation, mais avec une présence éloquente de la dimension locale, de la diversité. Cette «glocalisation», c’est l’horizon vers lequel nous marchons.

Mais si vous, Français, et nous, Brésiliens, vivons cette même situation culturelle dans le domaine musical, il se trouve que nous la connaissons depuis plus longtemps que vous. Dès son origine, le Brésil est métissé par sa population ; dès son origine, il est multiculturel et interculturel. Prenez par exemple la musique du Nordeste, avec l’accordéon, le tambour zabumba, le triangle, prenez à Rio de Janeiro les tambourins, dans le chorro la mandoline et la guitare flamenca… La présence, dans les musiques traditionnelles d’un même pays, de ces instruments venus de partout est le résultat d’un long processus qui a commencé avec les explorations des premiers navigateurs européens, et se poursuit aujourd’hui par la diffusion planétaire et instantanée de la musique.

Le Brésil n’avait pas trouvé pleinement sa place dans la modernité. Alors il a dépassé cette question : nous sommes arrivés à la post-modernité avant d’être modernes. Depuis quatre ou cinq ans, je me pose des questions sur le tropicalisme, dans lequel – avec Caetano Veloso, notamment – j’ai plongé avec passion il y a une quarantaine d’années. En réfléchissant à une synthèse entre la musique populaire brésilienne, la samba, la bossa nova, le jazz, le rock, la pop music, il s’agissait pour nous d’appréhender la culture comme une entité fragmentée, comme un ensemble pluriel d’éléments pour lesquels nous recherchions un inter-langage. Nous estimions que la puissance culturelle d’un peuple tenait à sa capacité à digérer la réalité globale, mais en même temps à imposer sa singularité. Nous pensions le tropicalisme comme un mouvement moderne mais – cela m’apparaît maintenant – c’était le premier mouvement post-moderne.

Je suis conscient que cela peut sembler paradoxal aux Français, dont la culture est si souvent annonciatrice de mouvements à venir, mais nous avons élaboré avant l’Europe une réponse culturelle à la globalisation. C’est une question de cycle historique : quand les puissances coloniales – la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne, le Portugal – étaient forcées à la modernisation par l’explosion économique des Etats-Unis, le Brésil aussi était obligé d’aller de l’avant. Exclu des voies de la modernité par sa situation coloniale, il a expérimenté les prémices de ce que l’on n’appelait pas encore la post-modernité.

Voilà pourquoi le Brésil propose aujourd’hui un modèle neuf de pouvoir. Ce n’est pas un pouvoir fondé sur la dimension militaire, commerciale ou industrielle, mais sur la capacité d’attirer l’autre, la capacité de séduction – un pouvoir culturel. La propagation de la musique brésilienne dans le monde entier, son poids et son influence dans des cultures extrêmement différentes sur les cinq continents (et, par exemple, dans la chanson française), peuvent être vus – en caricaturant – comme une sorte de colonisation douce et consentie.

La façon dont la France nous accueille à l’occasion de l’Année du Brésil est significative : il nous est clairement signifié que nous avons quelque chose à dire, à montrer, à enseigner. Jadis, les modèles d’influence étaient soit le pouvoir colonial des puissances européennes, soit le pouvoir moderne, pragmatique, économique, des Etats-Unis. Ce qui me plaît dans la situation du Brésil sur la carte du monde actuel, c’est qu’il montre un modèle différent. Au temps du tropicalisme, nous avions une idée, une ambition, un rêve, que j’ai la chance de voir aujourd’hui s’accomplir : la possibilité que notre culture et notre nation s’imposent au monde non comme une puissance classique mais comme une force d’intégration et de rapprochement.

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Gilberto Gil